Association Nationale de Défense des Victimes de l'Amiante

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Intervention d’Eric JONCKHEERE, Abeva (Belgique)

15 mars 2016

COLLOQUE ORGANISÉ PAR L’ANDEVA ET MESOCLIN,
LE 15 MARS AU MINISTERE DE LA SANTÉ A PARIS

"Cancers de l’amiante : écrire l’avenir
Médecins et malades débattent et proposent"


Intervention d’Eric JONCKHEERE,
co-président de l’ABEVA (Belgique)


ECOUTER L’INTERVENTION (télécharger le fichier audio mp3)


Paris, ce 15 mars 2016.

Mesdames, messieurs, chers amis,

Si le mot « amiante » résonne dans ma sphère familiale depuis les années 30, les évènements familiaux récurrents depuis 1987 m’ont forcé à devenir intimement lié aux dégâts que provoquent les mésothéliomes. Les fins de vie, je les connais, les problèmes de surdité des chefs de service ? C’est du vécu. La problématique du choix des soins thérapeutiques ou palliatifs, hélas aussi.

23 ans séparent le premier du dernier décès par mésothéliomes dans ma famille. Je ne peux pas dire que les grands principes thérapeutiques que sont la chirurgie, la chimiothérapie et la radiothérapie, n’aient vraiment évolués de façon significative. L’espérance de vie, une fois le diagnostic établi, n’a que très peu évolué ; Des bonnes nouvelles ? Les victimes y aspirent. Tout à l’heure, mon oreille sera attentive lors des interventions des spécialistes invités à s’exprimer.

Pierre : Mon père, ingénieur, décédé d’un méso en 87 à l’âge de 59 ans. Lui, tout comme son père, directeur d’usine et son frère Jacques, qui sortit de la brousse africaine l’usine Eternit Congo en 1948, vouait une grande admiration envers les actionnaires de la marque Eternit. Se sachant condamné, il ne pouvait néanmoins imaginer que la famille Emsens, lui ait à ce point menti sur la dangerosité de l’amiante et sur le manque de précautions nécessaires à la sécurité au travail. Il mourut à la maison, dans une grande détresse respiratoire, sans chimio mais avec des soins de conforts qualifiés de « basiques ».

A l’Abeva, il a été porté à notre connaissance qu’aujourd’hui encore, deux anciens travailleurs d’Eternit, atteints d’un méso en phase finale, refusent de demander l’aide du Fonds Amiante (votre Fiva) car ils ne peuvent accepter que l’amiante puisse être la source de leur malheur. On remarque donc à quel point l’omerta exercée par cette multinationale dans la région de Kapelle, pèse sur les victimes qui craignent de trahir leur ancien pourvoyeur de pain. Dans mon village natal, le médecin de famille était aussi le médecin de l’entreprise. Acquis à la cause des industriels, vantant les bienfaits de l’amiante, il ne proposa que des antibiotiques à mon père afin d’enrailler sa toux grandissante.

Inquiets, ne recevant pas les réponses adéquates, mes parents s’en allèrent les chercher en ville où le diagnostic fut établi : cancer de l’amiante.

Françoise : Mère au foyer ayant le bonheur d’élever ses cinq garçons dans une verte campagne non loin du complexe industriel d’amiante-ciment. Elle n’a jamais travaillé à l’usine et pourtant on lui diagnostiqua un méso en 1999. Si pour Pierre, les risques avaient été dénoncés par certains journalistes depuis les années 70, comment se faisait-il qu’elle puisse être à ce point contaminée.

Les scénarios sont connus mais ce qui l’a rendu hors d’elle, c’est d’apprendre que ses 5 fils étaient eux aussi contaminés à fortes doses. Parallèlement à son combat qu’elle initia contre la multinationale, elle choisit le non-acharnement thérapeutique sur sa personne devenue frêle. « Je veux des soins palliatifs de premier choix afin de garder ma tête au clair pour dénoncer les agissements de ces industriels criminels » et préparer ses jeunes petits enfants à leur séparation.

Bien que malade, elle demanda à être reçue par la haute direction de la multinationale qui lui proposa une indemnisation de 42000 € contre son silence et en contrepartie de l’abandon de toutes poursuites judiciaires. Faisant face à ses bourreaux, elle refusa de se faire ainsi bâillonnée et fonda l’Abeva. Ayant préservé sa liberté de parole et d’action, elle initia le premier procès de l’amiante en Belgique.

Oui, nous l’avons gagné en 2012 mais Eternit a décidé de faire appel. A ce jour, nous ne connaissons pas encore la date de reprise des audiences.

La fratrie était à peine remise du deuil lorsque la toux persistante remarquée chez mon frère Pierre-Paul fut diagnostiquée en méso. Ne s’imaginant pas survivre avec un seul poumon, craignant les scalpels, il choisit l’immunothérapie pour tenter de vaincre son cancer. Cette technique utilise des protéines produites par les cellules du système immunitaire, en particulier les immunoglobulines, pour stimuler les défenses. L’hôpital parisien retenu s’était spécialisé dans ce genre de traitement proposé aux marins atteints de cancers liés à l’inhalation des poussières d’amiante présentes en grand nombre dans les submersibles. Hélas, lui qui a à un moment reprit espoir, du poids et des couleurs reçut les résultats des tests comme un coup de guillotine. Son pari avait échoué et même l’idée de l’ablation du poumon malade était devenue impossible tellement les tumeurs s’étaient développées. Jusqu’au bout, il s’accrocha à la vie mais se mura dans des silences de plus en plus révélateurs de ses pensées morbides. Père de 3 enfants, il mourut à l’âge de 43 ans.

Lors de ses funérailles, j’entendis quelqu’un dire : « je serai le suivant ».
Trois ans plus tard, l’auteur de ce propos nous annonça qu’effectivement, la pieuvre avait entamé son œuvre destructrice. Stéphane, le quatrième dans la fratrie, allait devoir lui aussi affronter l’idée de sa fin de vie.

Proches des milieux médicaux et des médecines douces, il choisit la chirurgie non sans d’abord préparer le terrain avec de la kiné et de l’homéopathie. Son épouse et lui forcèrent les équipes médicales à se parler et à traiter le malade dans sa globalité, en le gardant au centre de l’équation. Il mourut 19 mois après la découverte de son méso mais il avait réussi à ce que les éminents, les chefs de service se parlent et échangent. A ce que le malade soit entendu et écouté. Grâce à son entêtement, les médecines parallèles avaient fait leur entrée dans cet hôpital, un vocabulaire « accessible » avait remplacé le charabia médical. L’estrade sur laquelle certains médecins prennent trop souvent de la hauteur avait disparu.

Les attentas que la France a subi en 2015, ont provoqué la mort de 145 personnes. Ce furent des évènements horribles et nous avons été des milliers à nous lever contre le terrorisme. Chaque année, en France, 3000 personnes perdent la vie à cause de l’amiante. En Europe, 400000 personnes meurent à cause de la mauvaise qualité de l’air. Staline disait : la mort d’un seul homme c’est une tragédie. La mort de millions d’hommes est une statistique. Où est donc la mobilisation des politiques et des citoyens indignés et inquiets ?
A quand un « Je suis anti-amiante » ?

Qui sera le prochain ? Peut-on accepter que les dividendes de quelques-uns pèsent plus lourd que plusieurs centaines de milliers de vies ? Après avoir succombé aux propos des professionnels de la désinformation, peut-on accepter que l’état reste à ce point passif et aphasique ? Quel avenir pour nos enfants si toutes les leçons de cette immense catastrophe sanitaire ne sont pas tirées ?

Mes observations m’ont conduit à conclure que dans le domaine de la recherche médicale, la lutte contre les mésothéliomes ne constitue pas une priorité pour les grands laboratoires à travers le monde. Les 110.000 travailleurs morts de l’amiante auxquels il faut ajouter un nombre incalculable de victimes « environnementales » ne constituent sans doute pas un terreau assez lucratif pour que les firmes pharmaceutiques « y mettent le paquet ».

Heureusement, des exceptions existent. En Belgique, dans nos interpellations auprès de députés, nous demandons la création de centres d’excellence. Bien sûr, rassembler les compétences mais aussi faire en sorte que les victimes et leurs proches puissent, lutter collectivement contre l’inéluctable. Unis, on est plus fort pour affronter la détresse, autant humaine que respiratoire, le deuil et après, le dur réamorçage de la vie.

Si dans la plupart des services d’oncologie, l’état d’esprit doit être l’optimisme quant à une possible rémission, voir guérison, pour les cancers de l’amiante, le pronostic est hélas beaucoup plus sombre. Les victimes et leur famille souvent le savent, il faut donc que les équipes médicales en tiennent compte dans la manière avec laquelle le patient et ses proches seront pris en charge.

Dois-je préciser que toutes ces souffrances et cette ignoble saga de l’amiante, trouvent leur origine dans le mensonge des industriels et dans une forme de faillite de l’Etat face à un puissant lobby.

Instruit par la terrible expérience de quatre fins de vie d’êtres chers, président d’une association qui martèle que les pics des morts chez nous est encore à venir, nous avons établi des cartes des victimes ayant vécu proches des usines Eternit.

Emus par les résultats assez effrayants et le retentissement médiatique qui s’en suivi, des démographes ont proposé de faire tourner leurs ordinateurs suivant des formules mathématiques bien établies et non contestables. Il en résulte que chez Eternit, les travailleurs morts de l’amiante ont perdu en moyenne 20,57 années de vie. Nous espérons que ces démographes auront prochainement accès aux chiffres du registre national du cancer afin d’établir les données similaires pour l’ensemble des victimes de l’amiante.

Pour tous ces toits bâtis, combien de « moi » détruits ? C’est dans ce travail d’écriture que j’ai pu me reconstruire et permettre à l’indignation de cette « mère courage » de trouver échos. Avec détermination, poser les mots forts pour mieux dénoncer les coupables ou éveiller les consciences. Oser émettre des recettes de survie et réconforter mes enfants, passablement inquiets que je puisse moi aussi venir un jour noircir les statistiques.

Le nombre de fibres d’amiante présentes dans mes poumons me contraignent aussi à l’apprentissage de la danse sous une épée de Damoclès, c’est un exercice fastidieux et fragile ! Bien que meurtrie, notre famille n’est pas en recherche de vengeance, elle finirait pas nous ronger et nous perdre. Je vous rassure, je reste profondément optimiste et gourmand de la vie.

Chercheurs, médecins, les victimes espèrent des progrès et méritent que vos efforts aboutissent…vite.

Merci pour votre invitation et votre bienveillante attention.

Eric Jonckheere
Président de l’Abeva (Belgique)


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