Association Nationale de Défense des Victimes de l'Amiante

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Dossier : les conditions de travail chez Wanner Isofi
"Nous étions projeteurs d’amiante"

24 février 2007


Ils ont travaillé dans des nuages de poussière pour floquer les murs,
les plafonds, les charpentes métalliques. Ils ont respiré des fibres par
millions. Un métier dur, malsain, mais qui rapportait la paye à la fin
du mois. On faisait embaucher un fils, un frère, un cousin…
Aujourd’hui des familles entières sont frappées par la maladie.

Daniel et Christian
étaient deux frères, inséparables
comme les deux
doigts de la main. L’un est
entré chez Wanner ; l’autre
l’a suivi. Daniel a été projeteur
puis conducteur de
travaux. Christian a été
projeteur, chauffeur et mécano.
Tous deux sont décédés
de l’amiante. Leurs
épouses et leurs filles ont
engagé une action en
faute inexcusable de l’employeur.

On nettoyait les machines à la soufflette

Jean-Bernard les a bien
connus. Il témoigne. « Les
machines étaient équipées
d’une vis sans fin. Elles
avaient une cardeuse avec
des pales qui servaient à
carder l’amiante pour la
projeter plus facilement.
Les pales s’usaient. Il fallait
les changer.

On nettoyait les machines
à la soufflette qui soulevait
des nuages de poussières
d’amiante.

Sur les chantiers, la projection
se faisait à l’humide,
mais lors des interventions
sur la machine
les fibres étaient sèches.
Le port du masque n’était
pas systématique. On faisait
des essais de flocage
dans l’atelier : sur un panneau
de bois ou sur un
mur. Le soleil qui donnait
sur les plaques transparentes
dans l’atelier laissait
voir des nuages de poussières
en suspension.

A Aubervilliers, certains
allaient au restaurant,
d’autres mangeaient dans
l’atelier. Ceux qui allaient
au restaurant ne quittaient
pas forcément leurs vêtements
de travail. Certains
les gardaient, se contentant
d’un coup de soufflette
pour les dépoussiérer. On
balayait sans masque.

Quand on sortait
de l’atelier on
a v a i t d e
l’amiante dans
les cheveux et
dans le nez. Il y
en avait plein
les chaussures
et dans les poches.
En fin de
poste les douches
n’étaient
pas systématiques.
Les vêtements
de travail
se couvraient de
p o u s s i è r e
d’amiante. Sur
les chantiers il
n’y avait pas
d’endroit pour
ranger les habits. Certains
les mettaient dans le coffre
de la voiture. On prenait le
casse croûte sur le tas,
assis sur des sacs d’amiante.
Jamais on ne nous
a dit : "Attention ! Vous
travaillez sur un matériau
dangereux ». On ne savait
pas. On n’était pas informés
par le médecin du
travail ni suivis médicalement."

Et puis il y a eu les
décès des copains... Jean
Bernard prend un papier et
note, un par un, les noms
des disparus.

De la poudre d’amiante à pleines mains

José raconte à son tour
la vie des projeteurs : « On
utilisait des sacs d’amiante
de 25 à 30 kilos remplis de
poudre d’amiante. On mettait
le sac à côté de la machine.
On travaillait à
deux : l’un prenait de l’amiante
avec les mains et
alimentait la machine.
L’autre projetait le flocage.
On utilisait un mélange
de colle, d’eau et d’amiante
dans une sorte de
grande marmite. Il y avait
un compresseur. On projetait
ce mélange sur la surface
à floquer. Il y avait
souvent des bourrages. Il
fallait démonter. On portait
des masques, mais il était
difficile de travailler huit
heures avec un masque.

Pour faire le travail de
projeteur il y avait un savoir
faire : il fallait avoir le
coup d’œil pour avoir la
bonne épaisseur. Il fallait
mouiller, mais pas trop,
sinon le flocage tombait.
Le travail était très fatigant.
On travaillait beaucoup
les bras tendus audessus
de la tête, souvent
dans des locaux fermés,
sans ventilation. Il y avait
tellement de poussière
qu’à certains moments on
ne se voyait même plus
entre nous.

La poussière nous tombait
dans les yeux. Il n’était
pas facile de porter en
même temps des lunettes
et un masque. J’avais toujours
tendance par réflexe
à plisser ou à fermer les
yeux. Pour travailler on
mettait une casquette ou
des chiffons sur la tête. On
avait quand même les cheveux
remplis de poussière
d’amiante.

Nous avions deux paires
de bleus par an. C’était
l’épouse qui les lavait à la
maison. Elle les secouait
avant de les laver pour
enlever la poussière d’amiante
qui s’accumulait
dans les poches ou dans
les bas de pantalon repliés.
Il y avait beaucoup de
déplacements. On travaillait
parfois jour et nuit, samedi
et dimanche. Beaucoup
de chantiers avaient
une courte durée. On n’avait
pas de chauffe-gamelle,
pas de vestiaire
ni de douche, pas de cabane
de chantier. Les gros
chantiers, mieux équipés,
étaient plus rares. »

A son tour, José dresse
la longue liste des collègues
disparus. Les noms
et les surnoms reviennent
peu à peu en mémoire.
« Les patrons ne nous ont
rien expliqué du tout. On
ne savait pas que l’amiante
était nocif. A cette
époque-là, ce qui nous
intéressait, c’était surtout
de travailler »

On dormait sur les sacs d’amiante

Serge était projeteur
chez Wanner. Il a travaillé
dans des centrales thermiques,
à Jussieu, dans les
stations du métro, dans
des raffineries, aux chantiers
navals de Cherbourg…
« Quand on intervenait
dans les centrales EDF, on
arrivait le vendredi soir. La
centrale avait commencé à
ralentir la production à
partir de midi. On devait
intervenir à partir de minuit.
C’était encore très
chaud. Il fallait coûte que
coûte avoir fini le dimanche
soir à minuit, car il
fallait encore douze heures
pour le redémarrage de la
turbine le lundi.

On travaillait par roulement
toute la nuit et la
journée sans arrêt. De
temps en temps l’un d’entre
nous sortait prendre
l’air ou boire un café. On
allongeait des sacs d’amiante
par terre et on dormait
dessus à tour de rôle.
Les sacs étaient mous. Ce
n’était pas le même confort
qu’un matelas, mais nous
étions fatigués et nous
dormions sans difficulté.
Les responsables d’EDF
étaient bien au courant...

Pour ces interventions la
société Wanner payait le
déplacement et 25 heures
sur 24. A l’origine, c’était
une prime de salissure,
puis elle s’est appelée
prime d’incommodité. En
fait il faudrait plutôt parler
d’insalubrité.

On avait la gorge qui
raclait, la bouche sèche.
On en prenait plein les
yeux, plein les narines.
Les projeteurs faisaient
des crises de sinusite sèche.
Les fibres d’amiante pénétraient
facilement dans
la peau des mains. Il fallait
les extraire tout de suite,
mais sans les casser, sinon
elles continuaient à
pousser sous la peau et
ressortaient. Cela ressemblait
à des verrues.

On gagnait bien notre
vie, mais il fallait voir le
nombre d’heures qu’on
faisait : pratiquement le
double d’un mois normal.
Et nous étions souvent en
déplacement.

Jamais on ne nous a
informés du danger.
Quand on posait des questions,
les réponses étaient
évasives. Nous sentions
que c’était un travail malsain,
mais on ne pensait
pas que c’était à ce point
dangereux. On ignorait
que c’était mortel. ».

Serge est reconnu en
maladie professionnelle
pour des plaques pleurales.
Il avait fait embaucher
ses trois frères chez Wanner.
Tous ont été atteints
d’une maladie due à l’amiante.
L’un est décédé.
Les deux autres sont en
invalidité pour l’amiante.

27 ans après...

Mamou a perdu brutalement
son mari. Boubakar
était dans la force de l’âge,
syndicaliste actif. Il fut emporté
en deux mois par un
cancer broncho-pulmonaire
foudroyant. Il avait
travaillé onze mois chez
Wanner. 27 ans plus tard,
la maladie l’a rattrapé.

Restée seule avec cinq
enfants, Mamou a dû faire
face avec courage, soutenir
ses enfants en cachant
son chagrin. Elle a trouvé
à l’Addeva 93 un soutien
moral, une solidarité. Elle
s’est engagée à son tour
bénévolement dans l’association.

Une famille décimée

Simone raconte ce
qu’elle a enduré. Cinq
personnes de la famille ont
travaillé chez Wanner. Elle
a d’abord perdu son mari,
décédé d’un cancer du
poumon à 42 ans. Puis
l’amiante lui a pris son
père. Elle a perdu sa
mère, contaminée en lavant
des bleus. Au printemps
2004, ce fut le tour
de son frère : militant à
l’Andeva depuis sa création,
Claude a gardé jusqu’au
bout la chaleur humaine
et la formidable
énergie qui avaient fait de
lui un animateur de l’association
« Vie Libre », où il
aidait d’anciens alcooliques
à remonter la pente.

Je les rends responsables

Le père d’Aline est mort
de l’amiante. Lui aussi
travaillait chez Wanner.
En novembre 1977, il
avait écrit à Simone Veil,
alors ministre de la Santé,
une lettre qui mettait en
cause la direction de l’entreprise
et les carences du
médecin du travail.

« Ma santé est irrémédiablement compromise… Je
les rends responsables
aussi de l’état de santé
tant physique que du moral
définitivement compromis
des quelques ouvriers
en longue maladie qui ont
été licenciés ces derniers
temps. ».

Au bas de cette
lettre, il y avait les noms
de quinze collègues décédés
et de douze collègues
malades…

Aujourd’hui Aline a des
plaques pleurales. Comme
sa mère, elle a été contaminée
en lavant des vêtements
de travail. Elle sera
indemnisée par le Fiva. Ce
n’est que justice. Mais l’argent
ne remplacera jamais
ce qu’elle a perdu. Aline
voudrait que les responsables
soient jugés et
condamnés.


UNE RECONVERSION RÉUSSIE

Après avoir prospéré
dans le flocage et le calorifugeage,
Wanner Isofi
(aujourd’hui Kaeffer) occupe
le profitable créneau
du déflocage et du décalorifugeage.
On fait des profits en
projetant l’amiante. On les
multiplie en retirant le poison
qu’on a projeté. Ainsi
va la vie...



Article paru dans le Bulletin de l’Andeva N°14 (octobre 2004)